Fintech et souveraineté économique : bâtir une Guinée au-delà de la bauxite (Par Adama Guilavogui)

il y a 3 heures 27
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La République de Guinée dispose aujourd’hui d’un levier stratégique sous-exploité pour sa transformation structurelle : l’écosystème fintech. En 2023, les flux numériques traités par les plateformes de Mobile Money ont dépassé 24,1 milliards USD selon les données de la Federal Reserve Bank of Saint Louis(USA), excédant le PIB nominal estimé à 22,2 milliards USD [1]. Cette asymétrie, bien que saisissante, ne traduit pas une explosion de richesse. Les flux Mobile Money représentent des volumes bruts, souvent composés d’opérations récurrentes sur les mêmes capitaux (dépôt, retrait, transfert). Contrairement au PIB, qui mesure la valeur ajoutée nette générée par la production, ces transactions reflètent avant tout la vélocité monétaire au sein de circuits digitaux, sans transformation économique durable. Ce différentiel statistique met en lumière un enjeu fondamental : organiser, formaliser et fiscaliser intelligemment ces flux pour les insérer dans une stratégie de croissance réelle. Cette rupture symbolique souligne à la fois la vélocité croissante des transactions digitales et le déséquilibre persistant entre économie informelle dynamique et secteur formel limité. La digitalisation financière ne relève plus d’un simple enjeu d’innovation ; elle constitue désormais une priorité de souveraineté économique. Structurer la fintech nationale permettra à la Guinée de renforcer sa résilience macroéconomique, de diversifier ses sources de revenus publics et de stimuler une croissance inclusive au-delà de la rente minière.

Diversification productive

En 2023, l’État guinéen a mobilisé 13 140 milliards GNF (soit environ 1,48 milliard USD) pour des paiements directs à la population, incluant 7 683,27 milliards GNF de salaires publics, 1 277,90 milliards GNF de pensions civiles et militaires, 364,48 milliards GNF de bourses, et 3 814,64 milliards GNF d’aides sociales diverses [2]. La digitalisation intégrale de ces paiements à travers une plateforme nationale de transactions instantanées permettra non seulement d’améliorer la transparence et la traçabilité, mais aussi de renforcer considérablement l’intermédiation financière. L’État guinéen deviendra ainsi le premier moteur de l’économie numérique inclusive en créant un marché stable de dizaines de millions de transactions mensuelles sécurisées.

Dans le secteur agricole, qui représente 19 % du PIB et reste informel à plus de 80 %, l’introduction de systèmes de paiements numériques pour les coopératives, couplés à des micro-assurances récolte et des plateformes de financement participatif, augmentera les revenus ruraux de 15 à 30 % selon les essais pilotes de l’IFAD en Afrique de l’Ouest [3]. En encadrant ces outils à travers une infrastructure nationale interopérable, l’État catalysera l’investissement agricole tout en réduisant les coûts de transaction et de distribution des intrants. Pour les PME et le tissu manufacturier, où plus de 70 % des entreprises sont exclues du crédit bancaire classique, la fintech ouvre la voie à des solutions de financement alternatives telles que le « Buy Now Pay Later », le scoring transactionnel, et la gestion automatisée de la trésorerie [4]. Ces outils favoriseront le financement d’équipements, de stocks et de commandes d’exportation. Adossés à une infrastructure numérique stable, ces mécanismes renforceront la productivité et faciliteront l’accès aux marchés régionaux.

Le secteur des services – e-commerce, transport, éducation, santé, tourisme – représentera une autre source importante de diversification. L’intégration d’APIs (Application Programming Interface) de paiement, de financement à court terme et d’assurances numériques dans ces activités pourra générer entre 5 et 8 % du PIB à l’horizon 2030 [5]. Des plateformes locales interopérables de marché numérique permettront à la fois la formalisation des activités informelles et la collecte de recettes fiscales. Enfin, dans le secteur minier, les plateformes de transparence et de paiement numérique des redevances minières, inspirées du modèle ghanéen mRoyalties, assureront une meilleure traçabilité des paiements, un renforcement de la redistribution aux collectivités locales et un soutien actif au contenu local grâce à des fonds de garantie pour les PME sous-traitantes [6]. Ces dispositifs seront appuyés par la Banque centrale et les ministères sectoriels pour réinjecter la richesse minière dans l’économie réelle.

Inclusion financière

Le système financier guinéen demeure largement excluant. En 2023, seuls 22 % des adultes disposaient d’un compte bancaire formel selon la Banque mondiale [7], tandis que le taux de couverture mobile dépassait les 97 % et que 43 % de la population utilisait activement un compte Mobile Money [8]. Cette asymétrie traduit un accès prioritaire aux infrastructures numériques plutôt qu’aux institutions financières traditionnelles. Selon les analyses du GSMA, chaque hausse de 10 points de l’inclusion financière numérique peut générer entre 1 et 2 points de croissance du PIB [9], confirmant l’importance macroéconomique de ce levier. Les services fintech briseront les barrières classiques d’accès au crédit, à l’épargne et à l’assurance, particulièrement en milieu rural. Grâce à des solutions simples comme les portefeuilles électroniques, le scoring alternatif, les micro-prêts ou les produits d’assurance embarqués, les populations rurales – historiquement marginalisées – intégreront les chaînes de valeur économiques. Les femmes en bénéficieront tout particulièrement : l’exemple du Kenya avec le produit M-Shwari a permis à plus de 185 000 femmes de sortir de la pauvreté par l’accès au crédit et à l’épargne mobiles [10].

Par ailleurs, les transferts de la diaspora représentent une manne stratégique. En 2023, la Guinée a reçu 496,84 millions USD de fonds de ses ressortissants vivant à l’étranger [11]. Toutefois, l’absence d’un système national d’interopérabilité empêche une captation efficace de ces flux. Actuellement, la majeure partie de ces transferts échappe aux banques locales. Une politique volontariste intégrant des plateformes nationales interopérables, des incitations fiscales et des partenariats avec les opérateurs de transfert captera jusqu’à 30 % de ces flux via des canaux fintech domestiques, générant ainsi 150 millions USD mobilisables sous forme de crédit, d’épargne ou de réinvestissement dans les secteurs productifs.

Scénarios d’évolution

L’évolution de l’écosystème fintech guinéen peut être projetée à l’horizon 2035 à partir de modèles empiriques observés dans des pays africains aux profils comparables comme le Rwanda et le Ghana [12]. Les modélisations croisées avec les scénarios du GSMA, du CGAP et de la BAD estiment qu’une augmentation annuelle moyenne de 10 points de l’inclusion financière numérique générera entre 0,5 et 1 point de croissance du PIB chaque année [13]. La Guinée atteindra un supplément cumulé de croissance de 4 % par an sur 10 ans, portant le PIB entre 34 et 38 milliards USD d’ici 2035.

Le taux de pression fiscale, actuellement à 8,2 % du PIB hors BAS, progressera à 14 % à l’horizon 2030 grâce à la fiscalité numérique, représentant un accroissement de plus de 1,5 milliard USD/an [14]. L’attractivité de l’écosystème fintech guinéen permettra de capter jusqu’à 500 millions USD d’investissements privés (VC, PPP, impact funds) d’ici 2030 [15]. Sur le plan de l’emploi, une croissance mensuelle soutenue des volumes numériques (15 à 20 millions de transactions) générera environ 120 000 emplois directs et indirects selon les coefficients empiriques observés [16].

L’État devra institutionnaliser un cadre légal dédié à la fintech incluant un régime de licences, un sandbox réglementaire et une reconnaissance des opérateurs technologiques [17]. Il s’agira également de mettre en place une plateforme nationale d’interopérabilité connectée au Pan-African Payment and Settlement System (PAPSS) [18]. La digitalisation des paiements publics sera généralisée à toutes les prestations sociales et taxes locales, appuyée par des identifiants numériques uniques [19].

La création d’un fonds d’investissement public-privé dédié à l’économie numérique catalysera le financement d’infrastructures critiques (data centers, cybersécurité) et de startups à fort impact. La fintech guinéenne ne doit plus être perçue comme un luxe, mais comme une infrastructure essentielle de souveraineté économique, fiscale et sociale. En connectant la monnaie numérique aux besoins réels de l’économie, en régulant sans entraver, et en capitalisant sur les dynamiques régionales, la Guinée construira un avenir fondé sur la résilience, l’agilité et la création de valeur endogène.

À propos de l’auteur

Adama Guilavogui, Ph.D., JD, ou Guilao Adam pour les proches, est Directeur Exécutif de supervision bancaire aux États-Unis, où il exerce dans le cadre de la supervision prudentielle des institutions financières et des marchés de capitaux. Il est issu de la première promotion d’Administration Générale de l’Université de Labé (2008) et a également finalisé plusieurs formations de troisième cycle en finances, droit et administration des affaires. Sa thèse de doctorat en administration des affaires est accessible sur le site de Liberty University à ce lien : https://digitalcommons.liberty.edu/doctoral/3275/

Références

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