Armée guinéenne, 67 ans après : une célébration qui interroge l’équilibre entre pouvoir militaire et autorité civile (Par Dr. Ibrahima Chérif)

il y a 5 heures 32
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La fête nationale de l’armée guinéenne constitue chaque année un moment de fierté et de recueillement, marqué par des défilés militaires, des décorations et des discours officiels.

Malgré cela, au-delà de la solennité et du patriotisme, cet événement ravive un débat fondamental : quelle est aujourd’hui la place réelle de l’armée dans la gouvernance d’un État dont l’histoire politique demeure profondément marquée par les interventions militaires ? Cette interrogation s’inscrit dans une réflexion plus large sur la consolidation démocratique en Afrique de l’Ouest, où l’équilibre entre pouvoir militaire et autorité civile reste fragile.

La fête nationale de l’armée, censée incarner l’unité, la discipline et la loyauté envers la Nation, prend dès lors une dimension introspective. Elle invite à un regard lucide sur la place effective des forces armées dans le processus de gouvernance. En effet, la construction d’un État de droit suppose une subordination claire de la puissance militaire à l’autorité politique civile. Or, en Guinée, comme dans de nombreux États africains postcoloniaux, cette séparation demeure fragile, souvent mise à l’épreuve par les crises de légitimité, les failles institutionnelles et la faiblesse des contre-pouvoirs.

Cependant, réduire l’armée guinéenne à son passé de putschs serait une simplification réductrice. Derrière l’uniforme se trouvent des femmes et des hommes porteurs de valeurs de discipline, de sacrifice et de loyauté. Leur engagement au service de la Nation, souvent au péril de leur vie, mérite reconnaissance et respect. L’enjeu n’est donc pas de délégitimer l’institution militaire, mais de repenser son rôle dans un cadre véritablement républicain. Cela passe par une réforme structurelle fondée sur la professionnalisation, l’éducation civique, la transparence hiérarchique et la reconnaissance du commandement civil comme unique source de légitimité politique.

1. Héritage historique et ambiguïtés du pouvoir militaire

Depuis l’indépendance en 1958, l’armée guinéenne s’est imposée comme un acteur central de la vie politique nationale. Sous le régime d’Ahmed Sékou Touré, elle fut à la fois un instrument de défense du pouvoir révolutionnaire et un pilier du contrôle social. Après la mort du premier président, le coup d’État de 1984 marqua une nouvelle ère, confirmant le rôle déterminant des militaires dans les transitions politiques.

Les événements de 2008 et de 2021 rappellent la persistance d’un rapport ambigu entre légitimité militaire et autorité civile. Cette continuité traduit ce que Finer (1962) qualifie de «tentation du sabre », où l’armée, se percevant comme gardienne de la nation, s’arroge le droit d’intervenir lorsque les institutions civiles sont jugées défaillantes. En Guinée, cette posture a souvent été justifiée au nom de la sauvegarde de l’unité nationale, mais elle a également affaibli la construction d’un État de droit stable et démocratique.

  1. Entre professionnalisation et politisation : le paradoxe guinéenMalgré les efforts entrepris depuis les années 2010 pour moderniser et professionnaliser les forces armées, l’héritage des coups d’État continue d’influencer la perception publique de l’armée. Selon Bayart (2008), l’État africain fonctionne souvent selon des logiques patrimoniales où les forces de sécurité deviennent le prolongement des réseaux politiques. En Guinée, cette logique se manifeste par la difficulté à séparer les sphères politique et militaire, malgré les réformes institutionnelles engagées avec l’appui de partenaires internationaux.

Néanmoins, des progrès notables sont observés. La mise en place de programmes de formation, la rotation du personnel et l’émergence de nouvelles générations d’officiers ont contribué à renforcer la culture républicaine au sein de l’armée. Comme le souligne N’Diaye (2001),

l’expérience de pays voisins tels que le Ghana montre que la professionnalisation des forces armées peut être un levier essentiel de stabilité démocratique, à condition qu’elle s’accompagne d’une gouvernance civile crédible et inclusive.

3. Une fête symbolique et un test pour la démocratie

La fête de l’armée guinéenne ne saurait se réduire à une simple célébration nationale ; elle constitue un moment symbolique où s’expriment les tensions entre mémoire historique et aspirations démocratiques. Comme le note Luckham (1998), les institutions militaires dans les sociétés en transition sont souvent traversées par des dilemmes identitaires : être au service de l’État ou d’un régime. Cette célébration doit ainsi être comprise comme une opportunité de réflexion collective sur le rôle futur de l’armée dans le processus démocratique guinéen.

Selon Chérif (2025), l’avenir institutionnel du pays dépendra de sa capacité à transformer l’armée en une force républicaine, détachée des enjeux partisans et pleinement soumise à l’autorité civile. La consolidation de la démocratie en Guinée ne peut se faire sans une réconciliation durable entre l’arme et la loi, entre la discipline militaire et la légitimité populaire. À la question de savoir pourquoi les militaires interviennent dans la vie politique, S.E. Finer répondit : « Puisque l’armée est cent fois mieux organisée que toutes les autres forces civiles et qu’elle dispose d’armes modernes, ne serait-il pas plus juste de se demander pourquoi elle n’intervient pas tout le temps plutôt que de s’interroger sur les raisons de ses interventions occasionnelles ? »

Vive l’armée, vive la République, et vive le peuple de Guinée !

Bonne fête à nos vaillantes forces armées.

Références

Bayart, J.-F. (2008). L’État en Afrique : La politique du ventre. Paris : Fayard.

Chérif, I. (2025). Expliquer les coups d’État militaires en Afrique de l’Ouest : les cas de la

Guinée, du Mali et du Burkina Faso. Université Necmettin Erbakan.

Finer, S. E. (1962). The Man on Horseback: The Role of the Military in Politics. London Pall Mall Press.

Luckham, R. (1998). Armies and Politics in Africa. London : Routledge.N’Diaye, B. (2001). “Civil-Military Relations in Africa: The Case of Ghana and

Nigeria.” African Studies Review, 44(2), 1–25

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