La presse, ce pouvoir qui ne dit pas son nom (Par Aboubacar Sakho)

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L’expression selon laquelle la presse serait le quatrième pouvoir s’est installée dans le vocabulaire politique comme une évidence, souvent citée, rarement interrogée. Elle sonne comme une formule consacrée, presque solennelle, mais elle renvoie à une réalité plus complexe, faite de combats, de responsabilités et de fragilités. Dire que la presse est le 4eme pouvoir, ce n’est pas flatter une profession ; c’est reconnaître que, dans une société organisée, l’information peut peser aussi lourd que la décision politique elle-même.

Cette idée n’est pas née dans les salles de rédaction. Elle a émergé à la fin du XVIIIᵉ siècle, dans l’Angleterre parlementaire, lorsque des penseurs et responsables politiques prennent conscience que le pouvoir ne se limite plus à ceux qui gouvernent, légifèrent ou jugent. Edmund Burke observe alors que les journalistes, installés dans la tribune de la presse, exercent une influence réelle sur la vie publique. Ils ne votent pas les lois, mais ils façonnent le regard porté sur celles-ci. Ils ne gouvernent pas, mais ils rendent le gouvernement lisible, et parfois vulnérable. Thomas Carlyle, quelques décennies plus tard, donnera à cette intuition une portée historique en soulignant que l’imprimerie et la presse ont bouleversé l’équilibre traditionnel des pouvoirs.

Le quatrième pouvoir ne repose donc ni sur la force ni sur le droit, mais sur la capacité à rendre visible ce qui se fait au nom du public. La presse informe, explique, enquête, relie les faits et en dévoile les conséquences. Elle éclaire les zones d’ombre que le pouvoir préfère souvent maintenir. C’est précisément cette fonction qui lui confère une influence singulière. Lorsque des journalistes révèlent un scandale, ils n’exercent pas un pouvoir arbitraire ; ils rappellent que l’action publique s’exerce sous le regard des citoyens.

L’histoire contemporaine fournit des exemples éclatants de cette dynamique. Aux États-Unis, l’affaire du Watergate reste la démonstration la plus connue de la capacité de la presse à ébranler le sommet de l’État. Ce ne sont pas les journalistes qui ont destitué le Président Nixon, mais sans leur travail d’enquête, l’abus de pouvoir serait peut-être resté impuni. Plus récemment, les enquêtes internationales sur les Panama Papers et les Paradise Papers ont mis au jour des mécanismes d’évasion fiscale impliquant des responsables politiques, des chefs d’entreprise et des célébrités. Là encore, aucun pouvoir institutionnel n’avait initialement révélé ces pratiques. C’est la presse, par la coopération et la rigueur, qui a forcé le débat public et contraint les États à réagir.

Ce pouvoir d’influence est pourtant d’une extrême fragilité. Il ne tient qu’à un fil, la confiance. Une presse crédible peut provoquer des réformes ; une presse discréditée perd toute capacité de contrôle. Le quatrième pouvoir n’existe que si l’information est vérifiée, contextualisée et indépendante. Dès qu’elle devient approximative, partisane ou instrumentalisée, la presse cesse d’être un contre-pouvoir et se transforme en simple caisse de résonance, parfois au service d’intérêts qu’elle devrait justement interroger.

Dans de nombreux pays, cette tension est permanente. Dans les régimes autoritaires, les médias existent souvent en apparence, mais leur rôle se limite à relayer la parole officielle. Le quatrième pouvoir y est vidé de sa substance. À l’inverse, dans des sociétés en transition démocratique, la presse devient parfois le principal espace de débat public. En Afrique, en Amérique latine ou ailleurs, des radios, des journaux et des médias numériques ont joué un rôle décisif dans la dénonciation des fraudes électorales, des abus de pouvoir et des atteintes aux libertés. Ils n’ont pas remplacé les institutions, mais ils ont empêché que le silence ne s’installe.

L’ère numérique a profondément bouleversé cet équilibre. Avec les réseaux sociaux, l’information circule sans filtre, à une vitesse inédite. Chacun peut produire du contenu, commenter l’actualité et influencer l’opinion. Certains y voient la fin du quatrième pouvoir, estimant que les médias traditionnels ont perdu leur monopole. Mais cette profusion a surtout mis en lumière une distinction essentielle, communiquer n’est pas informer. Dans le tumulte des rumeurs, des manipulations et des émotions instantanées, le journalisme professionnel conserve une fonction qui consiste à trier, vérifier, hiérarchiser. Lors des grandes crises, sanitaires, sécuritaires ou politiques, c’est encore vers les médias reconnus que les citoyens se tournent pour comprendre ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas.

Affirmer que la presse est le quatrième pouvoir aujourd’hui n’est donc ni une nostalgie ni un automatisme. C’est une affirmation conditionnelle. Elle est vraie lorsque la presse dérange, questionne et oblige les gouvernants à rendre des comptes. Elle devient fausse lorsque l’information se confond avec la propagande, le sensationnalisme ou la recherche exclusive de l’audience. Ce pouvoir ne se proclame pas, il se prouve, jour après jour, par l’indépendance, le courage et la rigueur.

Ainsi comprise, l’expression traverse le temps et l’espace non comme un slogan figé, mais comme une exigence permanente. La presse n’est quatrième pouvoir que lorsqu’elle accepte de rester à sa place ni au-dessus des institutions, ni à leur service, mais face à elles, au nom du public.

Aboubacar SAKHO
Expert en communication

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