Djessou Mory : un virtuose de la guitare, un pont musical entre Manfila-Salif et Guinée-Mali (itw)

il y a 4 heures 26
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Djessou Mory Kanté, guitariste, arrangeur et compositeur, est l’invité du présent numéro de « Que sont-ils devenus ? » de Guinéenews.

Fils de feu Lanciné et de feue Djessou Kéita, Mory est marié et père de trois enfants. Le chemin de l’école lui fut fermé après une expérience douloureuse vécue par sa sœur aînée, “martyrisée” pour son absence à une répétition théâtrale. Leur père, choqué, prit une décision radicale : plus jamais aucun de mes enfants n’irait à l’école. C’est ainsi que la musique devint le chemin tout tracé pour Djessou.

Aujourd’hui guitariste soliste de Salif Keïta — après des géants comme son frère aîné feu Manfila Kanté, dit « Manfila de Paris», et Ousmane Kouyaté, alias « Kèfimba » — Djessou Mory nous raconte son parcours, marqué par la passion et l’héritage familial.

Guinéenews : à travers notre rubrique « Que sont-ils devenus ? », nous venons aujourd’hui à votre rencontre pour parler de vous et de musique en général. Issu d’une famille de ‘’Noumou’’ (forgerons), racontez-nous vos débuts. Comment tout cela a-t-il commencé jusqu’à atteindre un niveau si exceptionnel à la guitare ?

Djessou Mory Kanté : je ne suis pas griot, je suis “noumou”, et dans ma famille, mon père jouait déjà du balafon. C’était un excellent balafonniste reconnu dans la région. J’ai commencé à jouer cet instrument à l’âge de 7 ans.

Guinéenews : comment êtes-vous passé du balafon à la guitare, et pourquoi ce choix ?

Djessou Mory Kanté : Très tôt, j’ai compris que le balafon était difficile à accorder et à transporter. Cela m’a naturellement orienté vers la guitare. En plus, plusieurs de mes frères en jouaient déjà. Chaque note que je jouais au balafon, je la reportais à la guitare.

Guinéenews : aviez-vous un modèle ou un maître à la guitare ?

Djessou Mory Kanté : oui, bien sûr ! C’est mon grand-frère Manfila Kanté, qui vivait en Côte d’Ivoire. Sa popularité et son talent m’ont toujours impressionné. Mais mon tout premier maître fut un autre de mes grands frères qui s’appelle Tiranké Mady. C’est lui qui m’a vraiment initié.

Guinéenews : parlez-nous de votre relation avec Manfila Kanté, le légendaire guitariste et compagnon de route de Salif Keïta. Vous a-t-il encadré professionnellement ?

Djessou Mory Kanté : oui, nous sommes de même père et de même mère. Il m’a beaucoup soutenu dans la musique. Quand je suis arrivé à Abidjan entre 1979 et 1981, il voulait que je reste jouer avec ‘’Les Ambassadeurs’’. Mais un autre, BallaKala Kouyaté, a insisté pour que je le rejoigne à Kankan, dans l’orchestre ‘’Manamba Jazz’’. Manfila a fini par céder. Plus tard, il m’a invité à Paris et on a retravaillé ensemble.

Guinéenews : vous êtes aujourd’hui guitariste soliste auprès de Salif Kéïta, autrefois accompagné par vos frères Manfila et Ousmane Kouyaté. Comment s’est fait votre recrutement au sein de cet ensemble prestigieux ?

Djessou Mory Kanté : tout a commencé en 1992, quand j’ai été invité par mon frère Manfila à travailler avec Salif. En 1993, j’ai participé à l’enregistrement de trois morceaux, dont Diyanamo nara. Ma manière de jouer a plu à Salif. Mais Manfila ne voulait pas me laisser partir complètement. Ce n’est qu’en 1994 que je suis devenu le guitariste principal de Salif Keïta. On a fait notre premier concert ensemble en Espagne, puis en Hollande. C’est à partir de 2004, après ma participation à l’album Mandékalou, que je suis devenu son guitariste attitré.

Guinéenews : Y a-t-il eu des critères de sélection pour intégrer le groupe de Salif Keïta ?

Djessou Mory Kanté : le vrai critère, c’était mon jeu. Salif a une oreille fine et sait reconnaître les talents. En plus, je lui amenais souvent d’autres artistes dans son studio Moffou, ce qui a renforcé notre collaboration. Je lui ai dit un jour : « Koro, si tu veux qu’on travaille ensemble, il faut un contrat. » Et par après, on a signé.

Guinéenews : souvenez-vous de votre première prestation avec lui ? Quel morceau avez-vous joué, et dans quel état d’esprit étiez-vous ?

Djessou Mory Kanté : le tout premier morceau que j’ai joué en studio était Diyanamo nara. Mais pendant le concert, celui qui m’a vraiment marqué, c’est Koumemba.

Guinéenews : depuis combien de temps êtes-vous avec lui ? Et que ressentez-vous en ayant pris la relève de vos frères aux côtés de Salif ?

Djessou Mory Kanté : officiellement, les grandes tournées ont commencé en 2010, mais notre collaboration date de bien avant. Être à la place de mes maîtres aujourd’hui, est une grande fierté. C’est la preuve que j’ai su bien apprendre leurs leçons.

Guinéenews : parlez-nous des coulisses… Comment se passent les préparatifs des titres avec Salif Keïta, réputé très exigeant ?

Djessou Mory Kanté : Salif n’est pas un griot. Il est perfectionniste. Il peut travailler un morceau pendant trois ans. Il compose, puis il écoute, encore et encore. Il est extrêmement inspiré.

Guinéenews : quand est-ce que vous intervenez dans ses compositions ?

Djessou Mory Kanté : Salif compose à la guitare et enregistre une base. Ensuite, il me demande de proposer des accompagnements. Il peut me laisser son studio et le technicien pendant des semaines. Je crée quatre ou cinq variantes. Ensuite, c’est lui qui choisit. Il a toujours le dernier mot.

Guinéenews : certes, vous reprenez avec maestria les anciens répertoires de cet ensemble. Quelles sont aujourd’hui vos propres touches à la guitare solo, et sur quels titres ou albums peut-on les retrouver ?

Djessou Mory Kanté : j’ai accompagné Koro Salif sur plusieurs morceaux joués auparavant par mes prédécesseurs, mais j’ai aussi eu l’occasion d’y apposer ma propre touche. Je peux vous l’affirmer ici : la chanson dédiée à mon grand frère Manfila Kanté m’a profondément marqué. C’est moi qui ai arrangé cette musique. J’ai pleuré le jour où elle a été enregistrée, et Koro Salif m’a dit ce jour : « Mory, ne pleure pas. Je suis là, et je resterai toujours ton frère. »

Guinéenews : en quelques mots, qui est Salif Keita pour vous ?

Djessou Mory Kanté : Salif Kéita est mon grand frère. Ce n’est pas parce que je joue avec lui que je le dis. C’est bien plus profond que ça. Il n’a jamais insisté sur son nom de famille, il a toujours dit « N’Koro Manfila », le considérant comme son frère de lait. Cela me pousse aussi à le considérer comme mon grand frère. Et chaque fois que je fais une bêtise, il me dit : « si c’était ton frère Manfila, tu ne te serais jamais comporté comme ça… » Donc oui, N’Koro Salif Keita est à la fois mon grand frère et mon maître, autant sur le plan musical que sur le plan humain.

Guinéenews : votre plus beau spectacle en compagnie de Salif Keita ? Et celui où vous ne vous êtes pas senti en forme ?

Djessou Mory Kanté : le plus beau spectacle que je garde en mémoire avec N’Koro Salif, c’est celui qu’on a donné en Espagne, en 1994.

Guinéenews : il n’y a pas de beau sans mauvais. Racontez-nous un souvenir plus difficile ?

Djessou Mory Kanté : mon pire souvenir, c’est un concert en 2016, en Allemagne. Tout est parti d’un problème de papiers, entre la France et la Suisse. On s’est retrouvés coincés dans un train, retenus de 7h à 17h par les contrôleurs, comme en garde à vue. En sortant de cette “prison” de fait, le concert est devenu un vrai défi. Tout le monde était en délire totale. Finalement, ce souvenir est à la fois douloureux et beau.

Guinéenews : êtes-vous affilié à un bureau des droits d’auteur, et percevez-vous vos droits en bonne et due forme en Guinée ?

Djessou Mory Kanté : oui, je suis affilié au BGDA (Bureau guinéen des droits d’auteur). J’ai ma carte de membre, mais honnêtement, les rétributions sont très faibles.

Guinéenews : avec tout ce temps passé aux côtés de Salif Kéita, n’avez-vous pas d’autres sources de droits d’auteur ?

Djessou Mory Kanté : je suis aussi affilié à la SACEM, où les droits sont beaucoup plus intéressants. Et en plus de cela, je suis membre du bureau des droits d’auteur de la République du Mali, avec l’accord du BGDA guinéen. J’ai passé plus de 15 ans au Mali, où j’ai travaillé avec des artistes comme Soumaïla Kanouté, feu M’Mah Kouyaté, Fati Niamey Kouyaté, et bien d’autres.

Guinéenews : et sans vouloir être indiscret, peut-on connaître le type de contrat qui vous lie à Salif Kéita ?

Djessou Mory Kanté : il existe un contrat en bonne et due forme entre moi et Koro Salif Kéita. Je vous l’ai dit au début de cet entretien, à chaque tournée, je signe un contrat avec lui. Si tout va bien, à partir du 13 mai prochain, nous reprendrons les répétitions pour une nouvelle tournée. Mon contrat ira jusqu’en août.

Guinéenews : et après ce contrat d’août, pourrait-on encore vous revoir dans l’ensemble de Salif Keita ?

Djessou Mory Kanté : justement, je travaille avec lui sur la base d’une reconduction tacite. Tant qu’il a besoin de moi, je suis là.

Guinéenews : pouvez-vous nous parler de vos projets actuels avec Salif Kéita d’ici la fin de votre contrat (août 2025) ?

Djessou Mory Kanté : en plus de la tournée en préparation, il y a aussi l’enregistrement d’un album acoustique. Certainement, le Manden Mansa (Salif Kéita) aura encore d’autres projets à nous proposer d’ici là.

Guinéenews : vous êtes entre le Mali et la Guinée. Où résidez-vous actuellement, et comment gérez-vous cette vie un peu éclatée ?

Djessou Mory Kanté : paix à l’âme de ma première femme, décédée il y a un peu plus de deux ans. Aujourd’hui, mon benjamin est resté seul ici, ce qui m’oblige à être présent. Je vais au Mali pour mes activités, mais en ce moment, je réside en Guinée.

Guinéenews : quelle est votre perception actuelle de la musique guinéenne ?

Djessou Mory Kanté : je dirais qu’il y a deux angles à considérer. D’un côté, il y a du potentiel, de l’autre, il faut s’impliquer pour remettre la musique guinéenne sur ses rails historiques. Sans blâmer qui que ce soit, j’invite notre jeunesse à se ressaisir. La musique guinéenne d’antan est inoxydable, prenons l’exemple du Bembeya Jazz National et d’autres formations historiques. À mon avis, il manque un vrai travail de recherche chez nos jeunes artistes. Au Mali, on dit que les artistes guinéens sont des “diables”, tellement ils sont respectés. Malheureusement, beaucoup de peuples ont pris de l’avance sur nous, en exploitant mieux notre propre richesse culturelle. Nos chanteurs sont mélodieux, mais il faut travailler le contenu, qui reste dans le temps.

Je conseille à cette jeune génération d’écouter les anciens, ces “marmites géantes” qui bouillent encore, mais que plus personne ne semble vouloir servir. Aujourd’hui, on nous appelle les “doyens”, comme si on ne pouvait plus rien apporter. Pour l’anecdote, j’ai vu mon frère, feu Manfila Kanté, en plein concert, poser sa guitare pour fumer une cigarette. C’est Ousmane Kouyaté qui prenait le relais, sans hésiter. Je conseille aux jeunes musiciens la politesse et la patience. Comme l’a été Koro Ousmane Kouyaté. C’est une école dont je suis fier.

Entretien réalisé par LY Abdoul pour Guinéenews

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