Antoine Frédéric Cross, ancien pilote : « le dernier vol du président Ahmed Sékou Touré par Air Guinée, c’était avec moi » (interview)

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Le pilote Antoine Frédéric Cross a aujourd’hui près de 80 ans.  Depuis l’âge de 19 ans, cet homme de rang, professeur avant de faire des grandes formations et devenir « le pilote des présidents » Ahmed Sékou Touré et Lansana Conté a accordé une interview à notre rédaction le mardi 12 novembre 2024. En service pour la compagnie « Air Guinée » depuis 1963, il revient sur sa vie professionnelle et les dernières heures du tout dernier vol guinéen à date avant d’être dépiécé en France. Il souhaite pour ses derniers jours, une reconnaissance anthume. interview !

 

Mediaguinee : Expliquez-nous votre parcours, de Dabadou jusqu’à votre intégration au sein des Forces armées guinéennes sous la première République…   

 

Antoine Frédéric Cross : J’ai commencé d’abord par l’école primaire, ensuite le collège et ensuite la Guinée a eu besoin de professeurs.

On nous envoyé à Dabadou pour former les profs en maths, en lettres et en sciences afin de pouvoir enseigner dans tous les collèges de la Guinée, les Français étant rentrés. Donc moi j’ai été faire Maths, Physique, Chimie.

À Dabadou, c’est nous qu’on a appelés les Dabadins. Et en 1963, on avait déjà terminé et c’est nous qui devions enseigner dans tous les collèges de la République. À l’époque, j’avais 19 ans. Je me suis fait incorporer trois mois après Dabadou au sein de l’armée. Et en 1964, on m’a envoyé au compte des usines militaires. En 1967 j’ai été pour les MIG et en 1971 pour Air Guinée en tant que pilote. Depuis 1971, j’ai servi dans la compagnie Air Guinée jusqu’à sa fermeture. En 2003, j’ai servi aussi pour Air Guinée Express jusqu’à sa fermeture, avant d’aller travailler en Gambie. J’ai piloté Sékou Touré, Lansana Conté, les deux premiers présidents guinéens. J’ai piloté Nino, j’ai piloté Tejan Kabbah, j’ai piloté celui du Mali Konaré, je crois. J’ai piloté le président gabonais, celui de la Gambie Yahya Jammeh, la dame du Liberia, j’ai quand même piloté beaucoup de chefs d’État.

 

Mediaguinee : Avant de commencer à piloter les hauts représentants, vous avez tout de même commencé par être homme de rang. Comment vous êtes passé du statut de professeur à celui de pilote? Et comment s’est fait votre intégration dans le monde aéronautique, dans ce cercle fermé?

 

Antoine Frédéric Cross : Oui, en 1963. En ce moment, quand même, ça n’a pas été très simple…C’est Kaman Diaby qui était là et j’ai été incorporé dans l’armée par lui et à l´époque par le capitaine Barou, qui a décidé, avec son grade de général. Ce sont eux qui m’ont incorporé au sein de l’armée, le 9 décembre 1963. J´ai d’abord fait les usines militaires. Là-bas, j’ai fait le véhicule, et on avait besoin de pilotes et comme j’avais déjà une notion, après avoir fait la physique et la chimie à Dabadou, on m’a demandé si je pouvais aller faire le pilotage.

On m’a pris et je suis allé en Union soviétique pour commencer en 1967. J’ai commencé en Russie par les MIG. Je suis revenu, Air Guinée avait besoin de pilotes, on m’a envoyé pour les AN-24, ça c’est les avions qu’Air Guinée avait. Ensuite on a été pour les Irochim 18, en 1982 on est allé maintenant pour les Boeing. On s’est fait venir trois Boeing, et c’est à partir de là vraiment que je crois que je me suis plus ou moins fait remarquer dans l’adresse que j’avais pu avoir. Le président Sékou Touré, il s’occupait beaucoup de l’équipage, c’est-à-dire qu’il se préoccupait du repos qu’on avait, de la manière dont on nous traitait…En tout cas, il posait beaucoup de questions quant au déroulement du vol, quant à notre santé, il était très présent. Après lui, il y a Lansana Conté qui est arrivé aussi, il était très très présent. Il s’est très bien occupé des équipages. Moi, je crois qu’il a découvert que j’avais pu faire quelque chose. Donc, il m’a envoyé faire des études d’instructeur et tout pour remplacer les Nigérians qui venaient, qui nous formaient. Donc j’ai directement été instructeur, avion, instructeur simulateur, examinateur au sein de la compagnie, ça jusqu’à sa fermeture. Air Guinée a existé jusqu’en 2003. En 2003, je crois qu’il y a eu un problème de restructuration et tout. Donc Air Guinée a été cédé à Elhadj Mamadou Sylla et sa première dénomination, Air Guinée Express. Malheureusement, le seul avion que nous avions a été doublé par un autre qui a été acheté par Elhadj Mamadou Sylla.

Mais le premier était encore en bon état et le second, malheureusement, il y a eu un crash à Freetown.

Un crash dû à un problème technique. Et pendant qu’il était donc accidenté, l’avion qui faisait les vols, qui a atteint ses limites d’heure avant la révision, on était obligé de l’envoyer à Perpignan (France, ndlr) pour sa révision, qui était due. Il est arrivé, alors malheureusement, il a été saisi pour être vendu en pièces détachées…Il y avait des créanciers, d’après ce qu’on aurait appris, qui ont saisi l’avion, qui ont vendu en pièces détachées pour s’auto-payer.

 

Mediaguinee : Vous avez été le dernier pilote guinéen à conduire le président Sékou Touré à quelques heures de son décès. Qu’avez-vous retenu de ses derniers moments?

 

Antoine Frédéric Cross : Pour le dernier vol du président Ahmed Sékou Touré, on a fait la ligne qu’on a créée Rabat-Alger et Alger, Rabat qu’on a créé, on est rentré le 19 mars et le président est décédé une semaine après, le 26 mars (1984). Son dernier vol par Air Guinée, c’était avec moi. Ce qui est sûr, c’est que durant toutes les fois que nous allions avec lui, il s’inquiétait beaucoup du moral des membres d’équipage parce qu’il ne montait jamais dans l’avion pour nous demander: si tout allait bien, si on revenait d’un vol où on a passé la nuit, est-ce qu’on s’est bien reposé, est-ce qu’on a bien dormi ?  Vraiment, il s’intéressait beaucoup à la manière dont on se reposait, de la manière dont on était traité. Et pendant notre retour d’Alger vers Conakry, j’étais encore assis dans la cabine, je le revois marcher avec le roi du Maroc. Ils allaient vers les militaires qui leur rendaient les honneurs. Je le vois encore avec ce dernier partir, revenir avant qu’on ne rejoigne la Guinée.

 

Mediaguinee : Parlez-nous de son successeur, le président Lansana Conté…

 

Antoine Frédéric Cross : Question militaire, moi, j’étais lieutenant, il (président Lansana Conté) était nommé capitaine , j’étais commandant. Il y avait forcément d’abord le respect, là c’est le président de la République, militaire aussi, je me mets forcément au garde-à-vous, face à lui.

C’est quelqu’un aussi qui s’est très très bien occupé de nous en général. Et c’est lui qui a décidé un jour de m’envoyer faire l’instructeur aux Etats-Unis, afin de remercier les Nigérians qui venaient, afin que moi je puisse faire tous les stages de simulateur, de tout ce qu’il fallait de formation en ligne de tous les pilotes de « Air Guinée ». Et il a été très très présent à mes côtés … Il a fait beaucoup de choses pour moi.

 

Mediaguinee : Vous avez pleinement servi ce pays mais vous êtes aux oubliettes, la nouvelle génération ignore votre existence encore. Qu’est-ce que ça vous fait?

 

Antoine Frédéric Cross : Vous savez, qu’on le dise ou pas, il y a des choses qui frustrent, parce que je me suis entièrement donné à ce pays. Je sais que c’est grâce à ce pays que j’ai été ce que j’ai été. Certainement que si j’avais été ailleurs, je n’aurais pas eu les mêmes possibilités, peut-être que je ne serais jamais pilote, c’est Dieu seul qui sait.

C’est grâce à ce pays, grâce à la Guinée, que j’ai pu être pilote. C’est grâce à la Guinée que j’ai pu grimper et passer les échelons. C’est grâce à la Guinée que j’ai été ce que je suis. Ce n’est pas pour l’argent, ce n’est pour rien. Comme je l’ai déjà dit, mon salaire maximum à Air Guinée était de 470 000 francs guinéens, quand Air Guinée fermait. Air Guinée Express, quand ça fermait, j’avais 4 500 000 francs guinéens. Et quand je suis parti de la Guinée sans avion pour aller travailler en Gambie, j’avais un total de 7 500 dollars par mois, ça aussi c’est clair.

Mais, c’est grâce à ce pays que j’ai été ce que j’ai été. Seulement, ce n’est pas question d’argent, ce n’est rien.

Mais quand on fait tout ça, ce n’est pas aussi bon de se voir délaissé, abandonné, c’est-à-dire, comme si on n’avait rien fait,…Il y a des choses parfois qui peuvent faire mal, et parfois ça fait mal. Je crois que c’est ça, ce n’est pas question d’argent, ce n’est rien mais, grâce à Dieu, tout va bien. Sinon, pour tout ce que j’ai fait, je n’ai pas besoin de vivre ce que je touche comme pension. Mais cette pension, elle ne fait rien, elle fait combien ? Elle fait 946 000 francs par mois. Je ne sais pas si avec 946 000 francs, si je n’étais pas arrangé pour au moins avoir un petit quelque chose qui pourrait me donner une petite aide, je ne sais pas ce que je deviendrais. Mais je remercie Dieu.

 

Mediaguinee : Vous avez été retraité à quel grade?

 

Antoine Frédéric Cross : Avec le grade du commandant en 2005.

 

Mediaguinee : Avez-vous une fois été honoré pour tout ce service rendu à la nation guinéenne?

 

Antoine Frédéric Cross :  Non!  Je ne sais même pas s’il y a une proposition de décoration.

 

Mediaguinee : Et dans d’autres pays?

 

Antoine Frédéric Cross : Ah, dans d’autres pays, j’ai été décoré. J’ai été décoré en 1982 par le président Seyni Kountché du Niger, lors d’un voyage du président Ahmed Sékou Touré là-bas. Et j’ai même eu une médaille de l’Ordre du Niger.

 

Mediaguinee : Avez-vous un appel à lancer à la nouvelle génération en général et au gouvernement en particulier?

 

Antoine Frédéric Cross : L’appel que j’aurais, même s’il ne s’agit pas de moi, mais je voudrais que quand on se donne corps et âme au pays, qu’on ne nous oublie pas comme si c’était. On a tout fait. Le pays, aussi a tout fait pour nous mais nous, si on est resté à l’écoute, on est resté, on a servi le pays avec tout ce qu’il y a d’engagement, dans la conscience et dans l’amour même de ce pays. Sinon, avec un diplôme de pilote de ligne, pilote instructeur,

j´aurais pu travailler ailleurs. Mais c’est la Guinée qui a fait de moi ce que j’ai été et je n’ai jamais trahi ce pays.

 

Mediaguinee : On sent quelque part que c’est un milieu qui tend à disparaître, contrairement  à ce à quoi on s’attendait…

 

Antoine Frédéric Cross : C’est un milieu qui a disparu!

On ne tend pas parce qu’il n’y a absolument rien.

J’avais pensé que peut-être qu’on nous appellerait nous autres, en essayant de voir si on pouvait venir un tout petit peu à aide, pour voir s’il aurait été possible de remettre une compagnie en place parce que c’est quand même avant, Air Guinée louait ses avions à la Côte d’Ivoire.

On leur louait nos avions Air Guinée, Air Guinée louait des avions au Sénégal, à la Mauritanie, on a fait des vols pour la Mauritanie.

Mais là, là, il n’y a rien. On n’a pas d’Air Guinée, on n’a rien. Moi, je pensais qu’on aurait pris le temps, avec les anciens qui sont là, d’essayer de voir ce qu’ils pourraient faire pour aider au moins à la mise en place d’une compagnie aérienne. Je crois que bientôt, tout ça sera fini parce qu’avec l’âge, c’est presque oublié.

 

Mediaguinee : Avec cet oubli à votre endroit, avez-vous des regrets par rapport à votre choix de servir la Guinée?

 

Antoine Frédéric Cross :Tout ce que j’ai fait pour ce pays, je ne le regrette pas. Je me dis que peut-être que si j’étais ailleurs, je n’aurais pas eu l’opportunité d’être pilote.

Je n’aurais pas pu avoir le privilège de piloter même les chefs d’État. Donc, tout ce que j’ai pu faire dans ma vie, d’abord, je le dois à ce pays. Tout ce que je regrette actuellement, c’est le fait que ceux qui sont venus après, même s’ils ne m’ont jamais connu, mais au moins, quand on fait tout pour qu’on sache au moins qu’on n’est pas laissé. Ce n’est pas l’argent, mais au moins qu’on sache ce qu’on a fait, qu’on existe et qu’on est encore là. Il ne s’agit pas d’attendre que la personne meure pour aller dire tout ce qu’il faut sur son corps alors que de son vivant vous n’avez pas su s’il était là où pas, ça ne me sert à rien.

En tout cas, je pense que ce qu’on n’a pas fait de mon vivant, sachant ce que moi j’ai fait, il ne faut pas attendre ma mort pour aller exposer mon corps à l’aviation militaire ou quelque chose, dire maintenant tout ce qu’il fallait dire avant, qu’on n’en a pas fait et maintenant, essayer de le dire, ce n’est pas la peine. Chaque chose en son temps. Il faut faire les choses quand il le faut.

Quand il ne le faut pas, ce n’est plus la peine.

 

Réalisée par Mayi Cissé

L’article Antoine Frédéric Cross, ancien pilote : « le dernier vol du président Ahmed Sékou Touré par Air Guinée, c’était avec moi » (interview) est apparu en premier sur Mediaguinee.com.

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