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Dans cette interview, Youssouf Sylla, l’auteur du livre « Réflexion sur l’autonomie stratégique africaine » paru chez l’harmattan, ce mois d’avril, estime que le débat stratégique ne saurait être l’apanage des seules nations puissantes. Citant les raisons qui plaident objectivement en faveur d’une autonomie stratégique africaine, il explique cependant que, sans un engagement ferme des chefs d’État et de gouvernement de l’Union africaine, l’Afrique risque d’être, de nouveau, l’entité perdante des mutations géopolitiques en cours.
L’autonomie stratégique est plutôt un concept dont on entend beaucoup parler aujourd’hui en Europe. En France, le président Macron est un ardent défenseur de ce concept.
Guinéenews: Pourquoi une autonomie stratégique africaine ?
Youssouf Sylla: Défendu par la France en 1994 dans le Livre blanc de la défense, le concept d’autonomie stratégique est désormais une grande ambition européenne depuis le désengagement en cours de la seconde administration Trump de l’Europe, alors que cette dernière fait face à ce qu’elle qualifie de menace russe depuis le début du conflit russo-ukrainien en 2022. Pour l’Europe en effet, l’allié historique américain n’est plus fiable, d’où la nécessité pour elle de se doter de ses propres moyens de défense, notamment dans le domaine nucléaire, pour faire face à un adversaire coriace.
Mais le débat stratégique ne saurait être l’apanage de la seule Europe. Par son caractère polysémique, l’Afrique doit s’approprier ce concept, si elle veut devenir un continent qui compte dans la marche du monde. Étant un concept global donc, l’autonomie stratégique africaine, comme développée dans ce livre, couvre trois piliers interdépendants et intégrés : le pilier politique, sécuritaire et économique. L’un ne pouvant se déployer ou tout simplement avoir du sens sans l’autre. Il y a donc, au sein de l’Union africaine, un document fondateur qui introduit, depuis 2013, le concept d’autonomie stratégique dans le débat africain. Il s’agit de l’Agenda 2063 qui porte, dans les cinquante prochaines années, la vision d’une Afrique intégrée, prospère et pacifique, dirigée par ses propres citoyens et représentant une force dynamique dans l’arène internationale.
Guinéenews: Selon vous, quelles sont les raisons qui justifient aujourd’hui ou qui plaident en faveur de l’autonomie stratégique africaine ?
Youssouf Sylla: Quatre grandes raisons peuvent être citées à cet égard.
Premièrement, la nécessité de casser l’alignement quasi mécanique de l’Afrique sur les positions des puissances extérieures lorsque ces positions ne correspondent pas à ses intérêts. Des années à 60 à nos jours, l’Afrique a encore du mal à dégager sa propre vision sur les sujets internationaux et même internes. On a récemment vu que les divergences entre les États membres de la CEDEAO ont fini par produire une mini dislocation de cette organisation avec le retrait de trois de ses membres fondateurs, le Mali, le Burkina Faso et le Niger. Sur les sujets internationaux, l’Afrique porte pour le meilleur et le pire les positions des puissances externes. Ce fut le cas pendant toute la guerre froide. Les leaders qui ont voulu se démarquer de ces positions en ont payé le prix fort. Thomas Sankara et Patrice Lumumba ont été assassinés, Kwamé Nkrumah écarté du pouvoir et Sékou Touré mis en quarantaine par la France pour avoir refusé d’être son valet. Aujourd’hui encore, l’Afrique est quasiment divisée entre les puissances occidentales (USA, France, etc.) et celles du Sud global (Chine, Russie, etc.), comme l’atteste le vote de ses États à l’ONU en mars 2022 au sujet de la crise ukrainienne.
Deuxièmement, il y a la nécessité de mettre fin à la dépendance excessive ou chronique de l’Afrique de l’aide étrangère. Alors qu’elle dispose d’immenses terres arables et rares indispensables au développement de l’agro-industrie et des technologies de pointe, ce continent continue de tendre la main pour se nourrir – comble du ridicule – même aux pays en guerre. On a vu Macky Sall, ancien président de l’Union africaine, et Mahamat Faki, lui aussi ancien président de la Commission de cette union, supplier en juin 2022 le président Poutine, pour que celui-ci lève ou allège le blocus sur la mer noire, afin de faciliter l’exportation par voie maritime des céréales ukrainiennes vers l’Afrique.
D’autres signes qui mettent en évidence les conséquences de cette dépendance chronique sont les récents décrets de Donald Trump, qui retirent les États-Unis de l’Organisation mondiale de la santé et de l’Accord de Paris sur le climat. Un autre décret concerne la fermeture, en Afrique, des bureaux de l’Agence des États-Unis pour le développement international, sans compter le risque de non-renouvellement par Trump, en septembre prochain, de l’accord commercial afro-américain (AGOA) par Trump. Ces mesures risquent de provoquer l’effondrement de certains systèmes de santé dans le continent et d’y aggraver les crises économiques, humanitaires et écologiques.
La troisième raison qui plaide en faveur de la recherche d’une autonomie stratégique africaine est la montée en puissance des partis d’extrême droite en occident et leur dédiabolisation. Depuis le retour triomphal de Donald Trump à la Maison-Blanche en novembre 2024, ces partis ont le vent en poupe, notamment en Allemagne et en France, deux puissances majeures de l’Union européenne. Le mépris de l’Afrique dans les projets portés par ces partis devrait les amener, une fois au pouvoir, à se détourner de l’Afrique, on le voit déjà avec Trump, et à y réduire, voire supprimer, dans le pire des cas, l’aide publique au développement.
Enfin, la quatrième raison qui incite à construire cette autonomie stratégique est la délocalisation en Afrique, surtout dans les pays instables, comme le Mali, le Soudan, la Libye et la RDC, des rivalités entre puissances internationales. On se souvient qu’en juillet 2024, Andriy Yusov, porte-parole du service de renseignement militaire de Kiev, a admis à la télévision ukrainienne que les informations fournies par l’Ukraine aux séparatistes du nord du Mali ont permis à ceux-ci d’infliger, à Tinzaouten, d’énormes pertes en vies humaines, aux soldats maliens et aux combattants russes de l’Africa Corps, anciennement Wagner.
Bref, sans actions décisives des leaders africains, les vulnérabilités du continent ne feront que croitre avec le temps, au point d’en faire, de nouveau, l’entité perdante des mutations géopolitiques en cours.
Guinéenews: C’est bien beau de parler de l’autonomie stratégique africaine. Toutefois, sur le plan pratique, comment la construire ? En d’autres termes, comment rendre possible la vision de l’Agenda 2063 de l’Union africaine alors que les États sont politiquement fragiles, économiquement dysfonctionnels et en proie à des conflits multiples et sans fin, comme c’est le cas actuellement au Soudan et en RDC ?
Youssouf Sylla: Toute généralisation serait à mon avis imprudente à ce niveau. Malgré les mauvaises nouvelles, il y a environ, selon un rapport élaboré par l’Economist Intelligence Unit en 2022, une filiale du groupe britannique « The Economist », 7 pays africains qui vivent dans un régime démocratique. Il s’agit de l’ile Maurice, du Botswana, de l’Afrique du Sud, de la Namibie, du Ghana, du Cap vert et du Lesotho. Les autres sont soit dans un système hybride (mi-démocratique, mi-autoritaire), soit dans un système autoritaire. Aussi, sur le plan économique, les 55 États que compte l’Union africaine ne sont pas logés à la même enseigne, les uns étant plus avancés que les autres.
L’Afrique n’est donc pas une entité homogène, elle est hétérogène, ce qui conduit certains spécialistes à parler non pas d’une Afrique, mais des Afriques. Ce tableau plus ou moins idyllique de la situation n’enlève pourtant rien à la pertinence de votre question, car seuls quelques pays se démarquent et donnent l’espoir qu’avec une dose de bonne volonté, il est bien possible de construire le rêve africain.
En effet, la vision de l’Agenda 2063 de l’Union africaine et les sept aspirations qui en découlent portent le rêve africain. Elles offrent aux États de cette organisation, l’extraordinaire opportunité de construire une véritable autonomie stratégique. Mais la concrétisation de la vision de cet Agenda dans les prochaines décennies n’est pas, il faut bien l’admettre, une mince affaire. C’est en réalité un gigantesque défi qui dépend avant tout de la volonté politique des chefs d’État et de gouvernement de l’Union africaine. Cette volonté est le carburant qui mettra en branle la machine de construction des piliers économique, politique et sécuritaire de l’autonomie stratégique africaine. Autrement, seule cette volonté politique est capable de produire, sur le plan politique, des États stables et démocratiques, à même de respecter et de faire respecter leurs engagements communautaires en matière d’intégration économique et de politique de défense commune.
C’est seulement lorsque les chefs d’États et de gouvernement s’engageront à mettre en place, dans une démarche intégrée, les trois piliers de cette autonomie, que l’Afrique serait à même de parler d’une seule voix et prendre une place crédible auprès d’autres puissances dans la conduite des affaires mondiales. L’œuvre est certes titanesque, mais pas impossible à réaliser. D’autres pays ont déjà emprunté ce chemin difficile. Pourquoi les États africains ne le feraient-ils pas ?