La plage de la Jetée de Taouyah ou le dernier bastion de la résistance populaire contre  la privatisation des quartiers littoraux de Conakry (Par Dr Wotem Somparé)

il y a 4 heures 25
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Dans le cadre d’une enquête de terrain financée par le CODESRIA, nous avons eu l’opportunité de travailler pendant l’année 2025 sur les inégalités sociales et environnementales sur les côtes de Conakry. C’est cette recherche qui nous a amenés à la découverte de la plage de la Jetée, des personnes qui la fréquentent et qui y travaillent. Si, dans les media guinéens, on a surtout parlé de la Jetée à l’occasion des opérations d’assainissement et de nettoyage des plages, pour souligner la saleté et inciter les populations riveraines à des comportements empreints de civisme dans la gestion des déchets, nous souhaitons donner une perspective différente de ce lieu. Elle  n’est pas seulement une plage polluée à côté d’un dépotoir d’ordures : c’est un espace important pour une partie des habitants  de Taouyah. Dans cet article, on va expliquer pourquoi, mais pour comprendre les caractéristiques de la Jetée, il est nécessaire de faire un détour sur le quartier de Taouyah, dont elle représente l’extension.

 L’histoire de l’urbanisation et du peuplement de Conakry, est avant tout une histoire d’appropriation  des terres des familles  baga et des populations issues de la première vague de migration dans la capitale guinéenne, en majorité originaires  de la Guinée maritime. L’administration coloniale française s’était d’abord approprié de la presqu’île de Kaloum pour en faire une cité administrative et ouvrière et y construire un port, afin de transporter les matières premières vers la métropole. Pendant la même époque, les habitants du  village baga de Taouyah fori (vieux Taouyah) , situé à 5km de Kaloum, qui correspond aujourd’hui au quartier de la Minière, furent déguerpis par les autorités coloniales et    obligés d’aller s’installer dans le village voisin de Taouyah. Finalement le village a été transformé en une carrière pour l’extraction de la bauxite : d’où   l’appellation de l’actuel quartier de minière. Ensuite, le processus s’est accéléré à l’accession de la Guinée à l’indépendance, quand l’élite politique s’est approprié des terrains situés au bord de la mer pour construire de grandes villas avec de très grandes cours, entièrement clôturées.

L’administration coloniale avait donc  bien débuté l’urbanisation de Conakry à Kaloum, en procédant à un lotissement  avant la construction des maisons, tout en  valorisant les bordures de mer à travers la création de corniches. Ainsi, Conakry offrait  une superbe vue  sur  l’océan Atlantique qui entoure  la capitale guinéenne,  alors qualifiée de  «Perle de l’Afrique occidentale ». Finalement, toutes les bordures de mer ont été occupées   par les  résidences des ministres et des hauts cadres de l’État de  la première et de la deuxième république, à l’instar de la magnifique Case présidentielle de la Belle Vue, propriété de Sékou Touré.  Des hôtels et des logements destinés aux expatriés surgissent également sur la côte ; à leur intérieur, les touristes oublient le chaos et la pauvreté de la ville en expansion pour se retrouver plongés dans le cadre idyllique de la nature de la Guinée Maritime.

 Ainsi les populations autochtones baga ont été privées de leurs activités productives : l’agriculture a disparu suite au rétrécissement progressif des terrains, alors que la plupart des petits ports et des embarcadères des pêcheurs baga ont été   supprimés.  Les populations baga sont venues ainsi gonfler les effectifs du  secteur informel  dans lequel évoluent de très nombreux  habitants des villes africaines. La plupart des hommes sont devenus des artisans et des ouvriers précaires, ou bien des chômeurs qui survivent grâce aux locations de bâtiments construits sur les terrains hérités de leurs ancêtres, alors que les femmes s’adonnent aux travaux ménagers et au petit commerce.

Le paysage s’est profondément modifié : seuls les membres de l’élite urbaine ont pu préserver dans leurs grands jardins la magnifique verdure de la Guinée Maritime, en entretenant les manguiers et les kolatiers, les goyaviers et les avocatiers, les bananiers, les cocotiers et les grands palmiers, utilisés autrefois pour extraire l’huile et le vin de palme.  Les premiers habitants du quartier vivent désormais dans des concessions surpeuplées, habitées par plusieurs générations, ainsi que par des locataires. Ils sont victimes de plusieurs inégalités environnementales : ils ne disposent pas d’un contact avec la nature et ne peuvent profiter d’aucun espace vert. Dans leurs concessions, où une douche peut être partagée par une trentaine de personnes, ils ont des problèmes liés à l’accès à l’eau en saison sèche, aux inondations en saison des pluies. L’un de leurs principaux problèmes est lié aux déchets, au débordement des caniveaux et à la  vidange des fosses septiques ; les familles les plus pauvres, qui ne peuvent pas se permettre de payer un abonnement aux coopératives, ont recours à l’incinération des ordures pendant la saison sèche, ou les déversent dans les caniveaux pendant la saison des pluies. Les maisons des premiers habitants, désormais surplombées par des immeubles, ne bénéficient plus de la salubrité de la brise marine dans ce quartier littoral : l’air stagne, imprégné des odeurs de la cuisine, des miasmes en provenance  des caniveaux et des fumées toxiques qui se dégagent de l’incinération des ordures.

Quant aux plages, elles ont été largement privatisées, puisque l’Etat les a confiées   à des particuliers qui les ont aménagées en créant des  bars et des kiosques, ou bien en hébergeant des évènements tels que des concerts. Bien que l’entrée à la plage soit en général payante, une exception est faite pour les jeunes du quartier, qui sont nombreux à jouer au football au bord de la mer, à se promener et à s’exercer dans le chant, en essayant de surmonter de leur voix le bruit des vagues de l’Atlantique.

C’est dans ce contexte de privatisation croissante du littoral  qu’un groupe de femmes du quartier de Taouyah a profité, en 2009, du coup d’Etat successif à la mort du Président Lansana Conté pour demander au gouvernement militaire du CNDD l’octroi d’un espace au bord de la mer pour pouvoir installer un marché. Leur demande est acceptée, mais finalement les femmes s’arrangent avec les   jeunes du quartier pour installer d’autres activités, en moyennant un petit loyer. Un garage surgit, ainsi que des cafés et des maquis. Les jeunes issus des familles populaires de Taouyah installent un service de lavage des voitures et repoussent les ordures  rejetées par la mer, pour permettre à quelques habitants du quartier, dotés d’un petit capital, de mettre en place un espace de loisir et de récréation. La lutte contre les ordures est constante : les jeunes du quartier dégagent une zone littorale complètement envahie par les déchets de la capitale en pleine expansion, qui arrivent à la mer à travers les caniveaux et qui sont ensuite repoussés par l’eau vers les plages. Le travail quotidien effectué pour éloigner les ordures, qui s’accumulent dans de gros tas situés derrière la plage, confère aux jeunes une fonction importante. Toute tentative de l’Etat de se réapproprier de l’espace ou des particuliers de le racheter  est contrée à travers un discours qui se fonde sur la légitimité du travail. Ainsi, les jeunes avancent des propos similaires aux mots de paysans qui auraient défriché une terre vierge. Un jeune de la Jetée explique : « Ici, c’est pour nous, parce c’est nous qui avons travaillé. On ne pouvait pas marcher ici, tellement c’était envahi par les déchets. C’est nous qui avons pris le courage de dégager la plage. Nous avons travaillé sans outils, sans gants, les mains nues. » Ainsi, la Jetée est devenue un rempart de l’appropriation populaire du littoral dans un contexte de privatisation. Les habitants du Taouyah ont utilisé des containers pour créer de petits maquis fréquentés par une clientèle hétérogène, composée par des ouvriers précaires et des fonctionnaires, qui se détendent en buvant des boissons alcoolisées au bord de la mer. Les riverains   se sont aussi appropriés de certains déchets ou de matériaux    destinés à un autre usage, en  les adaptant à leurs besoins, grâce à la culture populaire de ruse et de récupération et d’appropriation des objets, décrite par le sociologue français Michel de Certeau.  Tel est le cas des bois et des tôles récupérés ou achetés  de  seconde main à un prix abordable, puis réutilisés dans la construction des maquis.

Pour les jeunes travailleurs de la Jetée, qui sont pour la plupart dépendants de l’alcool et de la drogue, la plage  leur permet de fuir les cours surpeuplées où ils habitent, pour trouver un espace de liberté où ils peuvent se sentir utiles, puisque leur travail de gestion des déchets remplit une fonction importante pour les usagers de la plage et pour tout le quartier. En fuyant leurs familles, où ces jeunes déscolarisés et désœuvrés sont traités de fainéants et insultés à longueur de journée, ils se créent une nouvelle famille, où ils s’insèrent dans des relations paternalistes avec les tenancières des maquis, qui leur permettent de manger et parfois de dormir dans les bars, en échange de leur travail. En effet, en plus du déplacement des ordures, ils gardent les maquis pendant la nuit, transportent  des casiers des boissons et lavent les voitures des clients des bars et du garage. Ces jeunes s’inscrivent aussi dans des « collectifs hybrides », un concept que le sociologue Bruno Latour a forgé pour expliquer que nous vivons constamment en interaction avec des formes de vie non-humaines. Ainsi, la plage de Taouyah est fréquentée aussi par des chiens et des chats, qui se baladent tranquillement entre les clients des bars.

Pour ces jeunes, ainsi que pour les habitants du quartier, la Jetée est un poumon, un lieu où ils peuvent retrouver le contact avec la nature, ainsi qu’un endroit où l’on peut cultiver la sociabilité et la convivialité dans un quartier où l’espace public diminue de jour en jour.  C’est aussi un espace de préservation de certains éléments de la cultures baga : les travailleurs de la Jetée ont hérité de leurs grands-parents baga la connaissance des marées, la capacité de nager , de pêcher les poissons et les fruits de mer.  Nous espérons que les projets qui s’annoncent , visant à assainir cet espace, pourront appuyer les efforts des jeunes de la Jetée dans la gestion des ordures, en institutionnalisant et en stabilisant leur emploi, ce qui va réduire la stigmatisation et la marginalisation à leur égard,  qui constituent un terreau fertile pour leurs dépendances. Nous espérons aussi que ces projets pourront préserver les caractéristiques de la Jetée comme extension du quartier de Taouyah et comme espace de préservation de l’identité et de la sociabilité des premiers habitants de la ville. En observant les projets de l’Office National des Loisirs, nous avons l’impression que le réaménagement prévu pour la Jetée vise à la transformer en une plage élégante et ordonnée, selon des standards qui s’inspirent d’un certain mimétisme vis-à-vis des pays occidentaux. Or, l’école de Francfort nous enseigne que la standardisation, dans les sociétés occidentales, a tué la créativité. Il est donc important de préserver la vitalité de la Jetée et de prendre en compte les efforts déjà accomplis par ses travailleurs, qui doivent, à notre avis, demeurer les protagonistes de ce renouvellement, au lieu de devenir, encore une fois, des exclus indésirables, enfoncés dans la marginalité sociale.

Dr Abdoulaye Wotem Somparé, Dr Ester Botta Somparé

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